Biennale 5
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Les réseaux d'échanges réciproques de savoirs (RERS dans la suite du texte) ont vu le jour il y a plus d'une vingtaine d'années en France et touchent aujourd'hui plusieurs milliers de personnes. Aux frontières du travail social, de l'action caritative et de l'univers de la formation, les RERS tentent de concrétiser une utopie éducative et sociale, celle "d'apprendre de tous par tous" et d'inventer de nouvelles formes de prise en charge des changements sociaux, en somme, de "faire société" autrement (Héber-Suffrin, 1998). En revendiquant l'égalité des savoirs et leur capacité à accroître la dignité sociale des individus, le mouvement s'affirme en nette rupture avec la rationalité des institutions éducatives. L'analyse qui a pu être faite jusqu'à présent de ces ruptures a porté principalement sur les mécanismes d'apprentissage. Je voudrais montrer ici l'intérêt qu'il y a à appréhender le fonctionnement des RERS selon une perspective socio-anthropologique, considérant que ces réseaux nous plongent au coeur d'une tension entre une logique du don, où ce qui circule est au service du lien, et une logique du marché, dans laquelle est mise en avant la valeur d'usage des biens en circulation.

Auteur(s) : JOLY Nathalie

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bull2.gif (117 octets)   Il s'agit là de l'hypothèse centrale de la recherche sur les réseaux dont j'assure la coordination, chantier conduit par l'Etablissement National d'Enseignement Agronomique de Dijon, en collaboration avec l'Université de Bourgogne (département Sociologie) et ce, en réponse à un appel d'offres de la Mission du Patrimoine Ethnologique ("Formes contemporaines de l'économie informelle"). J'en développerai la problématique en axant la réflexion sur la professionnalisation au sein des RERS, laquelle fait surgir diverses interrogations selon que l'on considère la situation du "militant de base", de l'animateur ou du "cadre" du mouvement. Le premier temps de l'exposé dressera un rapide portrait du mouvement des RERS et le second temps abordera les différentes façons de valoriser l'expérience des réseaux. Bien que fragmentaires - nous sommes seulement à mi-parcours de l'investigation de terrain - les extraits de discours présentés fourniront un aperçu des diverses tensions repérables dans le jeu du don et contre-don aux points de rencontre avec des calculs d'intérêt et des stratégies personnelles et/ou institutionnelles.
bull2.gif (117 octets)  Naissance du mouvement
bull2.gif (117 octets)  Le premier réseau d'échanges réciproques de savoirs est né en 1971 à Orly, de la volonté d'une institutrice et de son mari (Claire et Marc Héber-Suffrin), ainsi que de quelques élus locaux de mettre en oeuvre une "pédagogie de la réussite", croisée à une démarche citoyenne : "L'un des objectifs essentiels des réseaux est que chacun prenne conscience qu'il a des savoirs, bien que la société ne sache pas toujours les reconnaître et les prendre en compte" (Héber-Suffrin, 1993, p. 44).
bull2.gif (117 octets)  L'idée des échanges de savoirs prend d'abord forme autour de la classe, puis le processus s'étend à des réseaux inter-écoles pour toucher enfin les habitants d'un quartier : par exemple, Josette enseigne "le dessin" et souhaite apprendre "les pâtisseries orientales ; Farid offre "la percussion" et veut suivre "un cours d'alphabétisation" ; Maurice montre "la pose d'étagère" et demande à "découvrir le Portugal", etc. L'échange est fondé sur le principe de la parité des savoirs. Il met en oeuvre la règle de la réciprocité ouverte, celle-ci ayant une portée à la fois pédagogique ("J'enseigne donc j'apprends") et éthique (Chacun a ses richesses à partager). Il n'y a donc pas de rapports d'argent dans les réseaux, "la seule et unique monnaie d'échange étant le savoir, à travers le double engagement de l'offre et de la demande"(Héber-Suffrin, 1993). Le rôle de l'animateur (ou de l'équipe d'animation) du RERS est d'aider à l'élaboration des demandes et des offres de savoirs, de les mettre en relation et de s'assurer que les objectifs assignés à l'échange ont été atteints.
bull2.gif (117 octets)  Expansion du mouvement et temps forts
bull2.gif (117 octets)  Le second réseau est créé en 1980 à Evry, à l'initiative d'un élu local et d'un groupe de militants désireux d'aider les habitants à s'organiser collectivement pour prendre en main les problèmes de leur vie quotidienne. Les RERS vont alors susciter l'intérêt des travailleurs sociaux et des associations d'éducation populaire qui constatent leur efficacité dans l'instauration, ou la restauration, du lien social. En 1987, les 25 réseaux existants décident de constituer l'association "Mouvements des Réseaux d'Echanges Réciproques de savoirs (MRERS) afin de mieux confronter leurs pratiques et de mutualiser leurs acquis. En 1989, 80 réseaux sont répertoriés et le MRERS organise à Evry un colloque "Echanger les savoirs , c'est changer la vie", où s'affirme un projet alternatif aux échanges fondés sur le seul modèle de l'échange économique libéral.
bull2.gif (117 octets)  En 1991, le MRERS s’internationalise en s’ouvrant à la Suisse, à l’Espagne, au Brésil… et un nouveau colloque, "Pari sur l’intelligence et lien social", réunit plus de 1 000 participants. Désormais, les RERS réalisent des formations et des études en partenariat avec des Universités ou des organismes de recherche (Université de Caen, Paris X, INRP…) sur les thèmes suivants : "Les conditions de développement des réseaux de formation réciproque", "Réseaux, emplois, insertion, activités", "L’engagement bénévole dans les RERS", "Les Réseaux et la vie dans le ville". A l’heure actuelle, on dénombre 600 réseaux réunissant plus de 100 000 personnes (quartiers urbains, cantons ruraux, établissements scolaires…) en France, en Europe, en Afrique et en Amérique latine.
bull2.gif (117 octets)  Le collectif forme, l'individu se professionnalise
bull2.gif (117 octets)  Comme dans nombre de mouvements associatifs, l'expansion des RERS s'accompagne d'une logique de développement de compétences et de professionnalisation. Ce sont tout d'abord les tâches d'animation (communiquer autour du réseau, organiser et gérer les échanges) qui font l'objet d'apprentissages. On peut considérer que le RERS fournit par excellence les conditions sociales et organisationnelles d'une dynamique collective d'autoformation, au sens que lui donne P. Portelli, à savoir une dynamique qui instaure un rapport original individu/groupe et individu/institution, où "la médiation d'un référent éducateur" (relation maître-disciple et logique de modèle) est remplacée par "la médiation d'un collectif", inscrivant l'acte d'apprendre dans un "système dynamique d'interrelations entre sujets sociaux" (Portelli,1995). Ces mécanismes d'autoformation sont jugés spécifiques du milieu des associations, et plus particulièrement de celles qui rassemblent des individus autour de projets d'action sociale, sachant que ces dernières requièrent implication personnelle, autonomie, initiative, culture du débat et de la négociation. L'auteur précise que ces associations "constituent un système relativement ouvert d'apprentissages qui ne peuvent être programmés ou planifiés à l'avance parce qu'ils relèvent essentiellement d'une confrontation aléatoire aux événements et aux situations" (Portelli, 1995).
bull2.gif (117 octets)  Les entretiens réalisés jusqu'à présent dans notre recherche permettent d'éclairer ce processus d'apprentissage par la prise de rôle et l'implication active des participants au sein des RERS. Mais au-delà, ils montrent que les RERS, par la nature même des principes qui les fondent (s'enrichir réciproquement des savoirs de chacun) et de leur objet ("échanger des savoirs de tous types) peuvent également être le support d'une insertion et/ou d'une mobilité professionnelle. On peut distinguer deux situations. Premier cas de figure, celui du bénévole motivé par les tâches d'animation qui, au fil du temps, se spécialise dans la médiation des offres et des demandes, développe des compétences, participe à des sessions de formation organisées au niveau national, devient salarié d'un RERS, reprend un cursus universitaire de formation, et enfin, exerce une fonction d'animateur ou de formateur dans un organisme .
bull2.gif (117 octets)  Un tel processus de professionnalisation repose sur des temps d'autoformation articulés à des séquences de "formation instituée", le plus souvent organisées par le MRERS. En effet, ce dernier propose des formations à l'animation de courte durée (soit une dizaine de jours par an), une formation continuée thématique (citoyenneté, création collective, etc.) et un cursus de formation professionnelle à l'animation. Cet accompagnement formation traduit le souci du mouvement de conforter les compétences acquises par la pratique et de mutualiser les expériences d'animation. Dans le même temps, il lui permet de réaffirmer les spécificités et originalités de l'approche élaborée par les réseaux et d'assurer ainsi la transmission de leurs principes fondateurs.
bull2.gif (117 octets)  Depuis 1996, une convention lie le MRERS à l’Université de Tours pour la préparation d’un diplôme universitaire de Responsable de Formation. Cette dernière démarche paraît révélatrice de la recherche de reconnaissance, et sans doute aussi de notoriété, de la part du mouvement dans le champ ou le sous-champ institutionnel (les sciences de l’éducation) le plus susceptible de valoriser l’excellence et l’originalité de leur savoir-faire social. Plusieurs responsables du MRERS ont entrepris des études de troisième cycle qui leur ont déjà permis ou vont leur permettre d’obtenir un doctorat. Il s'agit là d'une opportunité d'implication dans les milieux universitaires qui peut également faciliter l’accès à des lieux et des instances de décision en matière de marché de la formation et de marché de l’édition. Je prendrai pour exemple d'un tel processus de professionnalisation le parcours d'Emilie : de simple participante à un réseau il y a une dizaine d'années, elle réfléchit aujourd'hui, dans le cadre de son DEA au CNAM, à la reconnaissance d'acquis dans les formations non-instituées et espère rapidement réinvestir ses propres acquis sur un plan professionnel.
bull2.gif (117 octets)  Deuxième cas de figure, celui de "l'échangiste de base" qui, à la recherche d'un emploi ou étant en situation précaire, trouve le moyen d'acquérir des compétences et d'en conforter d'autres par les échanges réciproques de savoirs Dans la palette des offres et demandes de savoirs qu'affichent les réseaux ("Travaux d'aiguille", "Anglais" "Sports", "Cuisine", "Découverte du paysage", "Initiation à la comptabilité"), un simple coup d'oeil permet de discerner les échanges valorisables, au delà d'un plan personnel, sur le marché du travail. Deux tranches de vie, tirées de l'histoire d'Emma et de Marie-Hélène, témoignent de l'utilisation avisée de leurs acquisitions au sein d'un RERS.
bull2.gif (117 octets)  Emma, jeune mère à la recherche d'un emploi, découvre les réseaux en emmenant sa fille à la crèche du centre social. Elle y voit l'occasion de s'occuper ("J'étais plutôt déprimée") en offrant des cours d'espagnol et demande, en retour , à s'initier à l'informatique ("Ca sera toujours ça de pris !"). Au chômage depuis plus d'un an, elle n'a pas les moyens de suivre une formation en informatique au Greta. Lors d'un entretien d'embauche pour un CES en service hospitalier, elle met en avant son expérience au RERS ("J'ai mis sur mon CV que je connaissais l'informatique, j'ai pas dit que je maîtrisais parce que bon...mais ça a bien joué..."). Son plus grand souhait actuellement serait que "la formation" dispensée au RERS soit reconnue "officiellement, quitte à passer des examens car comme ça aurait plus de poids face à un employeur".
bull2.gif (117 octets)  Dans une situation assez proche, Marie-Hélène vit repliée chez ses parents, au chômage depuis l'arrêt de ses études de langues (anglais littéraire, niveau licence). Elle arrive pour sa part au réseau sur les conseils de sa mère, en ayant l'intention d'acquérir des rudiments d'informatique ("Tout le monde me demandait un petit peu d'avoir des bases en informatique"). En contrepartie, elle donne des cours d'anglais à des collégiens ce qui, visiblement, lui apporte beaucoup sur un plan personnel ("Ca cultive mon anglais (...) et puis, ça m'oblige à sortir de ma réserve(...) ça me sert beaucoup d'aller vers les autres un peu"). Consciente de la valeur ajoutée qu'apporte sur un CV la mention "Maîtrise de base de logiciels informatiques", Marie-Hélène sait également que cela ne suffira pas à décrocher un emploi car il lui manque des compétences en secrétariat pour les postes qui l'intéressent. Finalement, elle a choisi de se reconvertir en suivant une formation par correspondance de secrétaire médico-sociale et en attendant, elle maintient un lien ténu avec le RERS, offre ce qu'elle sait pour garder le moral.
bull2.gif (117 octets)  Une institutionnalisation inéluctable ?
bull2.gif (117 octets)  Dans les quelques pages imparties à la présentation de ma communication, j'ai essayé de fournir un double éclairage sur le processus de professionnalisation à l'oeuvre dans les RERS, le premier étant ancré dans la pratique d'animation et le second articulé aux contenus des échanges. Une description plus détaillée des parcours que celle autorisée ici permettrait de repérer plus finement comment se croisent, dans les récits de vie, deux types d'argumentation, l'un référé au collectif et la logique du don, l'autre référé à l'individu et à ses calculs d'intérêts. Le discours érige les valeurs et les principes de l'échange dans le premier cas tandis qu'il égrène contraintes, opportunités et objectifs dans le second. Deux ordres de réalités en tension constante, la pensée utopique et l'action pragmatique.
bull2.gif (117 octets)  Cette tension s'observe également au niveau national. Si l'on considère l'implication du mouvement dans le processus de professionnalisation, on remarque qu'elle emprunte des formes institutionnalisées, avec des formations visant la "transformation de compétences spécifiques en compétences générales" (Marchal, 1987), " la transformation de compétences empiriques acquises par expérience en savoirs scientifiques appris de façon académique et évalués de manière formelle, sinon incontestable"(Merton cité par Dubar et Tripier, 1957). Les valeurs du savoir en vigueur sur le marché de l'éducation (titre, diplôme, renommée), qui se trouvent en quelque sorte suspendues dans l'oasis des RERS, réapparaissent ici avec force. La professionnalisation des associations est généralement analysée comme un mouvement de rationalisation des pratiques : si celle-ci prend de l'importance au sein des RERS, va-t-on de même vers une rationalisation des apprentissages ? Cette interrogation commence à émerger, notamment à travers la récente étude de E. Thiery sur la reconnaissance des savoirs mutualisés. L'auteur reformule ainsi sa préoccupation, issue d'une longue pratique des RERS : "A partir de quels atouts et par quels cheminements des personnes, dans les réseaux, passent de la facette personnelle à la facette institutionnelle de la reconnaissance des acquis ?" (Thiery,1999). Une telle orientation draîne avec elle un nouveau langage, met en exergue des mots-clés comme ceux de "stratégie d'apprentissage", de "programmation", d'"évaluation" qui sont révélateurs de nouveaux enjeux. La recherche qui va poursuivre son cours aura à coeur de percer ces évolutions et d'en appréhender, du mieux possible, les effets.
bull2.gif (117 octets)  Références citées
bull2.gif (117 octets)  DUBAR C., TRIPIER P., 1998, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin.
bull2.gif (117 octets)  HEBER-SUFFRIN C., et M., 1993, Le cercle des savoirs reconnus, Paris, Desclée de Brouwer.
bull2.gif (117 octets)  HEBER-SUFFRIN C., 1998, Les savoirs, la réciprocité et le citoyen, Paris, Desclée de Brouwer.
bull2.gif (117 octets)  MARCHAL E., 1987, La professionnalisation des associations, thèse de doctorat de 3ème cycle en sociologie sous la direction de J. Lautman, Paris V, 350 p.
bull2.gif (117 octets)  PORTELLI P., 1995, "Dynamique individuelle et collective d'autofomation en milieu associatif", Educations, pp. 52-56.
bull2.gif (117 octets)  THIERY E, 1999, La reconnaissance des savoirs mutualisés, mémoire de DHEPS, Montreuil, Collège Coopératif.