Cette
recherche exploratoire est un prolongement de nos travaux précédemment
conduits sur les changements du système scolaire français des vingt
dernières années à travers l’analyse de deux cas de
changement : le travail autonome et l’éducation à la santé (1).
L’étude de ces deux champs montre qu’une innovation ne peut être
considérée comme un phénomène ponctuel, marginal, qui naîtrait
" hors contexte ", sans racine. Une mutation renvoie
le plus souvent à une évolution de la société globale, comme le
démontrent à l’envi F. Dubet et D. Martinelli, à propos de toute
émergence d’une rupture, positive ou négative (2).
En d’autres termes, nous ne pouvons plus penser que nous avons à
faire à une crise de l’école, de la famille ou des églises comme
" espaces de socialisation ". Nous sommes
confrontés, en fait à un processus profond de
dés-institutionnalisation. Par conséquent, tous les acteurs du
système éducatif, et naturellement en première ligne les enseignants
et les élèves, ont à reconstruire leur identité et leur
responsabilité de " sujet ",
" enseignant " ou " apprenant ".
Le temps n’est plus pour les enseignants, de redéfinir leurs rôles,
leurs missions et leurs tâches dans le sens de l’élargissement. Il s’agit
bien plus, pour eux, de retrouver, de revendiquer leur identité comme
espace nécessaire pour exister.
Cette recherche se réfère au modèle théorique de C. Dubar (3)
sur la construction d’une identité professionnelle qu’il rattache
à un triple processus de :
construction de l’image de soi, de la personne, au sens où Adda
Abraham l’entend (4). Ce n’est pas le
soi idéal ou idéalisé mais le soi vécu, assumé par la personne,
socialisation, c’est ce processus qui construit le sujet social et
conduit le sujet à se sentir appartenir à un groupe, à se
reconnaître par rapport à un groupe de référence,
constitution d’une culture commune à un groupe d’appartenance.
Cette culture se manifeste justement à travers notre langage, notre
structuration des signes et des symboles, nos valeurs…
LA PROBLÉMATIQUE DE L'ÉTUDE
On peut la reprendre en termes simples : comment faire pour que
ceux par qui se justifie l’existence même de l’école, c’est-à-dire
les élèves (car c’est bien pour eux que l’école existe) et les
enseignants (sans eux, l’école n’existerait pas ; ils en sont
les principaux acteurs), disposent d’une marge de liberté, d’une
autonomie nécessaire à la construction de leur identité
professionnelle ? Comment faire pour qu’ils construisent, pour
une part au moins, les normes et les valeurs du système auquel ils sont
partie prenante, le système éducatif ?
Une des modalités expérimentée est la construction, entreprise par
les enseignants en exercice, de leur biographie professionnelle. Ce fut
le cas pour les enseignants du lycée autogéré parisien qui ont
commencé à écrire la leur, à la suite d’entretiens entrepris en
1994.
Encore faut-il éclairer ce que l’on entend d’une part par
biographie professionnelle, d’autre part par récit de vie ?
Le récit de vie, selon une acception traditionnelle, procède par
introspection et rétrospection en vue de déplier les événements, les
circonstances, le ressenti, les valeurs qui influencent les attitudes
des sujets interrogés (5). La biographie
professionnelle, telle quelle apparaît dans cette recherche menée avec
24 enseignants, est sans doute un outil d’investigation mais c’est
aussi et surtout un outil de formation ou plus précisément un outil d’autoformation.
Par hypothèse, elle facilite la construction de l’identité
professionnelle des sujets qui répondent aux différents axes de
questionnement. Utiliser cet outil d’autoformation marque une
ambition, celle de mieux comprendre pourquoi et comment les enseignants
poursuivent leur formation au cours de leur vie professionnelle, quelles
sont les aides à la formation autodirigée, les logiques et les
constructions de leurs savoirs au cours de leur carrière.
Il nous faut insister ici sur le fait que la biographie
professionnelle relève d’une démarche d’autoformation. Il est
clair en effet qu’il faut cesser désormais de penser la formation
continuée en terme d’espace-temps et de contenu de programme
proposé par une institution. Il faut désormais plutôt développer
chez les enseignants leur désir et leur capacité
à s’autoformer, en partant de leur expérience acquise (heureuse ou
malheureuse) dans le cadre de l’exercice de leur métier, de leurs
propres analyses de pratique de classe et de leur(s) itinéraire(s)
professionnel(s). On voit bien la proximité entre autoformation et
(auto)biographie.
Nous avons choisi de faire porter notre étude sur le lycée
autogéré de Paris. Il nous a semblé en effet que l’innovation
introduite dans l’organisation de ces établissements qui se situent
hors du cadre traditionnel nous permettrait de mieux appréhender les
modalités d’une autoformation - Et ce, d’autant plus que les
enseignants eux-mêmes choisissent d’y enseigner, souvent depuis de
longues années, pour être en phase avec leurs propres attentes
identitaires.
LE CHAMP DE L'ÉTUDE : LE LYCÉE AUTOGÉRÉ DE PARIS
Créé en 1982 à partir du projet d’un enseignant, le Lycée
Autogéré Parisien (L.A.P.) est ouvert depuis une quinzaine d’années
et accueille un public diversifié. Trois autres lycées expérimentaux
(à Hérouville-St-Clair, à St-Nazaire, à Oléron), continuent à
fonctionner en France, chacun avec un projet particulier mais tous ayant
vocation à recevoir des adolescents en difficulté dans le
système traditionnel.
Le projet du L.A.P. se définit à partir de trois
finalités fortes, d’égale importance, qui légitiment l’organisation
et la régulation des mesures concrètes qui en sont l’application :
le travail en équipe des enseignants. Les enseignants se
cooptent et sont eux-mêmes les garants de l’application du projet
pédagogique. Participant à toutes les tâches de l’organisation
et de gestion de l’établissement, ils élisent un professeur
coordonnateur, dont la fonction principale est de veiller au respect
des décisions prises en équipe et d’assurer les relations avec
les autorités de tutelle et l’environnement du lycée.
l’implication des lycéens dans le projet éducatif et la
gestion de la vie de l’établissement. Cette implication
se situe au-delà même des enseignements
" disciplinaires " suivis, indispensables pour
la réussite aux examens nationaux.
l’élargissement de l’éducation et de la formation par une
réelle ouverture du lycée sur l’extérieur, et sur le monde. Cet
élargissement concerne tout autant les élèves que les
enseignants. L’organisation, chaque année, de voyages, d’échanges
culturels avec d’autres pays et d’activités avec des structures
innovantes facilitent l’intégration présente et future des
lycéens.
Décisions collectives, implication de tous et ouverture du
lycée sur le monde sont essentielles pour " développer un
concept éducatif qui élargisse les contenus traditionnels de l’école,
développe des stratégies et des formes pédagogiques, donne sens aux
apprentissages ", Longerinas (6).
Le dispositif pédagogique
Le lycée autogéré de Paris s’adresse à une population
scolaire dont les demandes de formation sont très diversifiées. Pour
la seule année scolaire de 1996-1997, parmi les 262 élèves
inscrits, on trouve d’une part des élèves orientés en cycle long
en fin de 3e, à la recherche de pratiques pédagogiques plus en
accord avec leurs objectifs, d’autre part des élèves
déscolarisés qui, ayant déjà connu le chômage ou des emplois
précaires, souhaitent reprendre une formation diplomante, et aussi
des élèves qui ont refusé l’orientation proposée en fin de 3e,
enfin des élèves qui ont été exclus de l’enseignement
traditionnel.
La variété des approches
Les cours traitent des contenus académiques.
Le travail par thèmes sur des sujets choisis par les
élèves ou par les enseignants, en rapport avec leurs centres d’intérêts,
sont plutôt multidisciplinaires et accèdent à des contenus plus
méthodologiques, techniques ou culturels ;
le travail en ateliers (deux heures par semaine) traite
de contenus plus spécialisés,
le travail par projets (quatre heures par semaine)
aboutit à la réalisation d’action
ou de création collective, sous la forme de film, de pièces de
théâtre, de voyage, ou d’exposition de photographies, etc..
Enfin, s’ajoute la formule de tutorat ou d’accompagnement,
lors de rencontres régulières avec le professeur-tuteur : l’élève
y analyse ses expériences et apprentissages, et précise son projet
de formation.
A ces formes de travail correspondent divers
groupements (groupe-classe, groupes de niveau, groupes cooptés de
vie, et décloisonnés, dialogue enseignant tuteur) selon des rythmes
et horaires particuliers.
Par ce dispositif pédagogique, le L.A.P. souhaite faire de l’élève
un acteur de son projet de formation qui soit partie prenante au
fonctionnement de son lieu de formation. Le L.A.P. a pour ambition de
faire acquérir par chaque élève un ensemble de connaissances et de
savoir-faire pratiques et une attention à des attitudes et valeurs de
dialogue, de débat et d’implication.
Le travail d’équipe
L’équipe, collectivement garante des choix et orientations
définis dans le projet pédagogique et de leur mise en œuvre, est
constituée de 4 enseignants qui assurent les tâches d’enseignement,
de concertation, de gestion et de tutorat sur les 24 postes attribués
par le Ministère de l’Éducation Nationale.
Les professeurs, dont l’horaire hebdomadaire est de 25 heures,
sont aidés dans leur tâche éducative par une assistante sociale, un
médecin scolaire, et une infirmière, (à raison d’une
demi-journée par semaine). Le travail de l’équipe est complété
par celui de deux jeunes en contrat emploi solidarité, l’un aidant
à l’administration du lycée, l’autre au centre de documentation.
Les membres de l’équipe sont cooptés sur des postes à profil
établis en fonction des besoins de l’établissement et de sa
population scolaire ainsi que des moyens accordés au L.A.P..
Réalisée sur cette base, cette cooptation permet une véritable
harmonisation des compétences des professeurs et, par contrat
implicite, un accord de fond des enseignants sur le projet et sa mise
en œuvre.
LA GESTION DE L'AUTOFORMATION
Les interrogations majeures des enseignants sur ce projet collectif,
son évaluation et ses besoins portent d’abord sur les moyens les plus
adéquats de demeurer une équipe ouverte sur l’extérieur, une
équipe qui se renouvelle dans le cadre de valeurs prospectives, tout en
préservant fidèlement les lignes maîtresses du projet. Les
enseignants veulent, en effet, répondre à la problématique vécue par
les jeunes, de plus en plus désespérés à des titres divers, éviter
de freiner la créativité et les ambitions de leurs élèves, et
poursuivre la construction identitaire de leur personne d’enseignant.
C’est dans ce cadre qui leur a été proposé de participer à une
recherche, qui leur permettrait d’infléchir, le cas échéant, leur
parcours et leur itinéraire professionnel, à l’issue d’entretiens
biographiques, menés auprès de chacun d’entre eux.
Ainsi, l’objectif de cette recherche-formation est d’analyser, à
travers ces entretiens biographiques, les différentes expériences,
considérées par ces enseignants eux-mêmes, comme les plus formatrices
de leur parcours professionnel, et qui ont alimenté leur projet et leur
choix identitaire.
A l’issue des entretiens approfondis réalisés auprès de 9 d’entre
eux (cinq femmes, enseignant l’allemand, les lettres, les maths et la
musique, et quatre hommes enseignant les maths, les sciences naturelles,
l’anglais ainsi qu’un éducateur), les premiers résultats obtenus
(par analyse qualitative de contenu) conduisent à dégager quatre
idées forces qui définissent leur engagement professionnel et
identitaire.
Une nouvelle définition de " ce qu’est
enseigner "
Enseigner c’est être capable d’exercer " une grande
écoute des jeunes ", " le prof c’est quelqu'un
qui est ouvert aux autres et doit respecter la culture des autres,
faire réussir les autres ". Enseigner c’est
" apprendre des autres, c’est travailler à
plusieurs ", etc.
Une nouvelle distribution des compétences des enseignants
Par diverses modalités de formations (concours, formation sur le
terrain, expériences personnelles, etc.), pratiquement tous les
enseignants du L.A.P. sont une double sinon triple
formation : l’enseignant de français fait faire du théâtre,
le physicien anime le labo de photos, le mathématicien enseigne aussi
l’informatique, etc. Ces compétences et qualifications doubles,
voire triples, ont été acquises par " autoformation "
et souvent elles ont été reconnues par des certifications diplomates
(CAP Photo...).
Des relations enrichies avec les jeunes
Ce sont des relations complexes. Ils attendent des élèves
" qu’ils les forcent à bouger ", et ils
souhaitent " continuer comme enseignant à se poser des
questions... " Ils font fondamentalement confiance aux
jeunes et ils sont attentifs à leur donner (ou re-donner) confiance
en eux. De plus, ils reconnaissent qu’on doit respecter la personne
de l’élève en tant que telle, sa liberté de décision jusque dans
son refus d’une orientation qu’il n’aurait pas choisie.
Ces enseignants, dans leur majorité, souhaitent faire évoluer les
jeunes " en les sortant de leur individualisme et de leur
fatalisme ".
Des rapports contrastés aux savoirs et aux compétences
Les enseignants croient à l’autoformation sans négliger pour
autant les diplômes et les formations reconnues comme le CAPES
interne, l’agrégation, le CAP. Ils demandent des congés formation,
en suivent d’autres de la MAFPEN, d’autres organisées sur des
sujets divers dont la biographie professionnelle.
Il nous semble que leur construction identitaire correspond à une
réalité liée à la dynamique du lycée autogéré. Ce qui les
définit " c’est ce qu’ils ont fait de leur vie (le
lycée) et non ce qu’ils font dans la vie (l’enseignement) ".
Vivant une logique d’affrontement, ils ont fait, - comme leurs
élèves -, le choix de prendre leurs distances avec le système
traditionnel. Le lycée autogéré constitue, pour eux, une sorte de
communauté d’appartenance, à forte valeur intégrative (Sainsaulieu).
Les enseignants, (comme les élèves) du lycée autogéré, se
définissent moins par leur appartenance à la profession
enseignante que par leur appartenance à leur lycée.
NOTES
1 - Leselbaum N. Thèse
soutenue à Paris VIII sous la direction de G. Berger, 1990.
2 - Dubet F. et Martinelli D. Dans
quelle société vivons-nous ? Paris, Ed. Seuil, 1998.
3 - Dubar C. La socialisation.
Paris, Ed A. Colin, 1996.
4 - Adda Abraham. Le monde
intérieur des enseignants, Ed. L’épi, 1972.
5 - Dominicé P.
6 - Les lycéens décrocheurs, Ed.
Chronique Sociale, 1998.
BIBLIOGRAPHIE SUR LES LYCÉES AUTOGERÉS
., Le lycée autogéré de Paris et la libre
fréquentation, p. 105-122.
Bonnard P. et Lamilvi A., Les Pédagogies autogestionnaires, Ed.
Ivan Davy, 1995.
Hosni A., Le lycée Autogéré de Paris, Document de travail.
Longerinas J., Les lycéens décrocheurs. De l’impasse aux
chemins de traverse, Ed Chronique sociale - Août 97.
Parmi
les projets réalisés par le L.A.P., on peut citer :
en termes de spectacles :
une comédie musicale, une pièce de théâtre et musique, un projet
de danse hip-hop, " une pulp fiction ",
en terme de productions
artistiques : réalisation d’expo et de livres de
photographies, bandes vidéo, modelage... en termes de voyages
réalisés : New York, Ecuador, Sénégal, Berlin, Inde,
Transylvanie, etc...,
en terme de travaux d’ateliers :
ateliers en méthodologie (Français, Histoire, Sciences), en
arts (croquis, peinture, chant), en nouvelles technologies
(Internet), en éducation physique (foot, volley, basket, danse,
natation, plongée, taïchi chuan, etc...).
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