La socialisation des jeunes au travers de la pratique des jeux vidéo "multimédia"

Laurent Tremel

 

Eléments de réponse

Je ne reviendrai pas ici à proprement parler sur les thèmes abordés lors de l’exposé, mais tenterai plutôt d’apporter des précisions par rapport à des questions m’ayant été posées à la suite de l’intervention, en y ajoutant également quelques indications bibliographiques.

I. A propos de l’objet d’étude et de la population observée.

Comme je l’avais évoqué, succinctement, lors du séminaire, cette recherche sur les jeux vidéo " multimédia " et leurs joueurs faisait suite à une thèse sur les joueurs de jeux rôles " sur table ", ayant permis de cerner les attentes des jeunes par rapport à ce loisir et les thématiques développées dans les univers de référence de ces jeux (1). Entre autres, ce travail avait clairement mis en évidence le lien qu’il y avait entre cette activité et les caractéristiques socioculturelles des " rôlistes ". Il s’agissaient là de jeunes issus des classes moyennes animés par des désirs d’ascension sociale rendus problématiques du fait de la situation socio-économique et de la dégradation de la valeur des diplômes découlant de la massification de l’enseignement. On constatait ainsi que ces jeux permettaient une sorte de réassurance symbolique au travers des épreuves qu’ils proposaient (mimêsis de la mobilité sociale), de même que l’expression d’une " critique sociale ordinaire " (2), se développant dans les scénarios élaborés par les joueurs, qui questionnaient souvent par analogies le monde contemporain. Dans la même optique, on remarquait la constitution de " micro-sociétés juvéniles " rassemblant les joueurs où des échanges riches en termes de socialisation prenaient place entre pairs. C’est dans une perspective comparative que j’ai été amené à m’intéresser au " passage " de ces jeux sur le support vidéo-informatique. Comme je l’avais indiqué, cette étude ne prétendait pas à l’exhaustivité, au contraire. Il me semble important de déconstruire l’ensemble flou de pratiques regroupées sous la dénomination de " jeux vidéo " et, en ce sens, l’approche était volontairement limitée à une population choisie : celle des joueurs fréquentant les boutiques de jeux de Paris et de proche banlieue et jouant sur micro-ordinateurs. La composition sociale de cet échantillon était prévisible, en revanche, les résultats de l’enquête l’étaient moins puisque ces enfants de cadres, se présentant comme de " bons élèves ", témoignaient en fait d’un investissement scolaire limité et, passionnés par les jeux et le " bricolage " de leur ordinateur (afin de le rendre plus performant), ils rompaient avec la classification dichotomique culture cultivée/ culture technique, de même qu’avec la " bonne volonté culturelle " que les sociologues leur attribuent souvent. Qui plus est, ces jeunes s’accommodaient plutôt bien de l’idéologie néo-libérale diffusée dans les jeux vidéo et au sein des discours publicitaires sur le multimédia, en mettant notamment en avant des désirs de réussite axés sur des référents tenant davantage aux qualités intrinsèques des individus qu’aux déterminismes sociaux ou encore au " capital scolaire " acquis.

En résumé, alors que la pratique des jeux de rôles sur table et des jeux vidéo " multimédia " renvoient à des groupes sociaux socioculturellement proches, que toutes deux donnent lieu à des échanges entre pairs importants dans le cadre de la construction identitaire, on constate aussi comment le passage sur le support vidéo-informatique, et la prise de contrôle de l’imaginaire par les industriels, confortent les mécanismes de réassurance par l’intermédiaire du jeu, tout en restreignant les possibilités de " critique sociale ordinaire " caractéristiques des scénarios des jeux de rôles " papier " (notamment ceux de Cyberpunk).

II. L’arrêt du jeu.

Au niveau de la pratique des jeux de rôles sur table, l’arrêt du jeu correspondait souvent à une stabilisation du statut social et à l’entrée dans l’âge " adulte ". Les pratiquants dépassant 25 ans étaient peu nombreux. Les joueurs pouvaient arrêter de jouer quand ils " s’investissaient " dans leurs études et qu’ils manquaient de temps, beaucoup s’arrêtaient alors qu’ils trouvaient un emploi stable et qu’ils se tournaient vers d’autres loisirs, mais la variable qui semblait la plus déterminante pour l’arrêt de jeu était la " mise en couple ", les petites amies, ou épouses, étant en général hostiles à cette activité ludique qu’elles avaient du mal à comprendre (" ce sont des jeux de gamins ", " c’est débile ", " c’est machiste (ou violent) ", " cela prend trop de temps ", …). Ainsi, souvent, les rôlistes arrêtaient de jouer afin d’apparaître " grands " aux yeux de leurs compagnes. On remarquait assez fréquemment que les joueurs ayant arrêté de jouer associaient alors ce passe-temps à une époque révolue de leur existence, associée à l’adolescence, et qu’ils s’estimaient trop " adultes " pour continuer à jouer. En ce sens, les joueurs ayant dépassé un certain âge qui cherchaient à s’insérer dans les clubs étaient fréquemment marginalisés (soupçonnés d’avoir des tendances homosexuelles par exemple).

La pratique des jeux vidéo ne repose pas sur les mêmes contraintes : il n’est pas nécessaire de réunir un après-midi ou deux par semaine plusieurs personnes pour jouer, comme c’était le cas pour les jeux de rôles. On peut jouer seul devant son ordinateur pendant son temps libre. Pour ce que nous avons pu en juger, l’arrêt du jeu obéit à des motivations similaires au cas des jeux de rôles sur table : il vient un temps où le jeune associe ce passe temps à une étape dépassée de son existence, n’y trouve plus d’intérêt, et cesse de jouer. Là encore, la " mise en couple " joue un rôle déterminant. Toutefois, la pratique perdure plus facilement que dans le cas des jeux de rôles. D’une part parce qu’elle est plus " discrète ", nous l’avons évoqué (3) , mais aussi parce que la gamme de produits est plus vaste que celle des jeux de rôles sur table et qu’il existe des produits " pour adultes " (des jeux de rôles aux scénarios complexes, des jeux à dimension culturelle, ou encore des scénarios mobilisant des référents pouvant intéresser un public plus âgé : l’érotisme, des conceptions " philosophico-sociales ", etc.). Souvent, chez les joueurs " âgés " continuant à jouer, on trouve des discours de justification de la pratique, présentant notamment les jeux auxquels ils jouent comme des jeux " intelligents " (opposés à ceux auxquels ils jouaient en étant plus jeunes, notamment sur console). Inversement, signalons le cas de ce jeune homme de 28 ans (travaillant chez un assembleur de matériaux informatiques), se présentant comme un " vrai célibataire ", et ayant apparemment restreint sa pratique à des jeux illégitimes (les doom like) dont il fait état de façon provocatrice.

III. L’analyse critique des produits.

Comme je l’avais indiqué, une partie importante de mon travail s’appuye sur une analyse de corpus de jeux vidéo pour ordinateurs " multimédia " (on peut d’ailleurs se reporter à deux textes déjà publiés sur ce thème, voir ci-dessous). Il participe donc à une analyse, critique, de ces produits qui m’apparaît nécessaire. Un peu comme des livres ou des films sont l’objet d’analyses de la part des universitaires, je pense qu’il doit en être de même pour les jeux vidéo. Bien sûr, le préalable à une telle étude est la pratique : analyser un jeu en fonction de " matériaux secondaires " (présentations dans des revues spécialisées, lecture du manuel de jeu) n’est pas suffisant, il faut y JOUER…

A la suite d’une question posée, liée à l’aspect discutable de certains produits, j’ajoute ceci : cette préoccupation est légitime, mais…

- Si certains produits de " mauvais goût ", revendiquant un " second degré " doivent être questionnés du point de vue de " l’adulte ", universitaire, il faut aussi prendre en compte la parole des utilisateurs, dont la plupart indiquent qu’ils ne jouent pas au " premier degré " et qu’ils ont conscience des excès. Même si on peut en douter, le travail du sociologue doit rester axé sur l’analyse des pratiques, des produits, et des discours énoncés, sans franchir le pallier de l’interprétation " psychologique " pour laquelle il n’est pas formé : on constate que des jeunes justifient une pratique " illégitime " en reprenant à leur compte le discours des éditeurs mettant en avant l’aspect " humoristique " de jeux violents et c’est cela qui doit être interrogé. D’autres analyses (psychologiques, psychanalytiques, …) peuvent toutefois prendre le relais.

- Je pense aussi qu’il ne faut pas uniquement se focaliser sur l’aspect " provocateur " de certains produits, dont on parle beaucoup (en des termes polémiques et caricaturaux). Ils sont visiblement vendus ainsi en espérant bénéficier d’un effet de marketing et en espérant attirer l’attention des " jeunes ", qui n’auront en général pas de mal à contredire le point de vue " adulte " (car ils connaissent en général mieux les finalités des scénarios proposés qu’eux)… En revanche, il m’a semblé plus pertinent de m’attarder par exemple sur l’analyse de Civilization, un jeu faisant plutôt consensus, dont beaucoup louent les vertues " pdagogiques ", qui révèle en fait des orientations ethnocentrées particulièrement discutables. Un texte spécifiquement consacré à cette question devrait paraître prochainement (4).

Références bibliographiques :

Notes :