INRP Technologies nouvelles et éducation Séminaire

  
Nouvelles technologies et situations d'enseignement-apprentissage

L'exemple du site "Anvie la Corbeline"

Thierry PIOT, MCF en Sciences de l’Education, Université de Caen. piot.thierry@wanadoo.fr
Patrick PAIN, Inspecteur de l’Education Nationale, Caen rive-droite, Calvados
et membre de l’association loi 1901 " Anvie " patrick.pain1@wanadoo.fr .

La mutation caractérisée par la généralisation du multimédia numérique correspond à une double révolution qui comprend deux aspects différents mais liés :

• Il s’agit d’un saut technologique qui permet quasiment de s’affranchir des dimensions spatiales et temporelles pour stocker, transporter et accéder à des données. Ce progrès, replacé à l’échelle humaine est comparable à l’invention de l’écriture voici trois mille cinq cents ans, qui fixe la mémoire humaine, ou encore à l’invention de l’imprimerie, au milieu du XV ème siècle, qui permet de diffuser largement mémoire et informations.
• La communication humaine est profondément modifiée : chacun peut communiquer instantanément vers tous et réciproquement : mais cela pose par chaque acteur de la communication un problème de tri de l’information disponible (émergence d’une nouvelle compétence), un problème d’authenticité et de sincérité de l’information, un problème d’éthique et de contrôle : en fait, c’est le processus de socialisation , à travers une relation nouvelle à autrui, qui est concerné : quelle identité individuelle et collective peut naître de cette interactivité ?

Ce nouveau média pose question notamment à l’institution éducative, qui ne peut plus se contenter d’assurer une fonction de transmission de savoirs et de reproduction sociale, à l’heure où la production des savoirs est exponentielle et où les repères jadis stables sont en évolution permanente.

 
Quelle aide peut apporter le multimédia numérique pour permettre à chaque élève d’atteindre son niveau d’excellence ?

L’école reste en prise avec des difficultés structurelles : les mouvements de massification et de démocratisation qui ont caractérisé le système éducatif français au XX ème siècle ont induit une forte hétérogénéité du public scolaire, dont la prise en charge se traduit par un taux d’échec scolaire qui reste élevé, des problèmes de motivation et de construction du sens des apprentissages. La logique d’enseignement, héritée du XIX ème siècle reste dominante par rapport à la logique d’apprentissage.

A partir du mouvement multiforme des pédagogies actives, des travaux tels ceux de Jean Piaget et plus récemment de certains acquis des sciences cognitives, on sait qu’apprendre est caractérisé par une interaction féconde entre plusieurs dimensions irréductiblement hétérogènes et complémentaires : dimension cognitive stricto sensu (traitement de l’information : mémoire, langage, résolution de problèmes…), dimension sociale (partenaires d’apprentissage, modèle d’identification, réseaux et champs culturels d’appartenance), dimension personnelle (histoire et expériences propres de l’individu, corporéité symbolique), dimension biologique (supports que sont le cerveau et le corps).

La principale question qui se pose aux TICE dans ce cadre est d’identifier quelle contribution elles peuvent proposer pour aider chacun dans sa dynamique d’apprendre (contextualisation / décontextualisation / recontextualisation). Les TICE participent – elles du mouvement actuel d’individualisation de l’enseignement ou sont – elles un facteur de fracture numérique et pédagogique? Car l’on sait qu’il ne suffit pas d’innover en éducation pour que les fruits attendus d’une innovation soient partagés et profitent à chaque élève. La réponse à ce questionnement doit être élaborée dans une perspective critique pour éviter l’illusion technologique : le multimédia ne produit pas sui generi des apprentissages plus importants. En précisant la question, on peut se demander à quelles conditions il participe à rendre l’élève acteur et auteur de ses apprentissages.

Il existe actuellement, plutôt aux marges de l’institution scolaire, mais avec son soutien, des innovations multiples qui utilisent l’outil multimédia : création de sites internet, de cédéroms, de didacticiel, de recherche documentaire. " Ca marche " affirment les enseignants investis sur leur temps professionnel et bénévole. Mais qu’est-ce qui marche ? Apprend-t-on différemment ou mieux, avec le multimédia ? Quels élèves en profitent ? Dans quel environnement multimédia ? Quelles compétences sont concernées : disciplinaires ou transversales ? quelle est la transférabilité des expérimentations ponctuelles (biais d’innovation) ? quelle est la place de l’enseignant entre une posture de transmetteur et de médiateur de savoir ? Quels effets la pratique du multimédia en classe a-t-elle sur la professionnalité enseignante et la formation des enseignants ?

Nous avons tenté de répondre à certaines de ces questions à partir d’une recherche sur une expérience pédagogique, le site d’Anvie la corbeline (http://prologue.crdp.ac-caen.fr/) qui est présenté ci-dessous et pour lequel une visite on line est intéressante.

public concerné : élèves et enseignants de la grande section de maternelle à la fin du collège.

contexte : premier village imaginaire français en ligne qui permet aux élèves d’opérer des apprentissages multiples via les TICE.

origine du projet : utilisation depuis une dizaine d’années des technologies nouvelles de communication (fax puis minitel puis logiciel First Class et enfin courrier électronique) en cycle 3 dans une école de Zone d’Education Prioritaire de Caen pour correspondre avec les habitants du village québécois PROLOGUE.

constat de départ : pauvreté du fond et de la forme des écrits personnels des élèves.

objectifs poursuivis : outre les buts strictement disciplinaires relatifs à la langue écrite évoqués ci-dessus des visées citoyennes (éducation à l’altérité) et sociales (lutte contre l’exclusion) sont également en jeu. Enfin, la maîtrise du multimédia (traitement de l’information, courrier électronique, recherche documentaire en ligne ou sur CD Rom) est elle aussi prioritaire.

principes d’organisation : la mise en œuvre peut aussi bien se faire dans la salle de classe ordinaire si un ou plusieurs ordinateurs multimédia y est/sont présent(s) que dans la salle spécialisée de l’école. Dans l’un ou l’autre cas il s’agit pour les élèves de correspondre avec le personnage actif du village qu’ils ont choisi parmi ceux qui leurs sont proposés et qui vivent en 1866-1867 dans un petit village normand situé dans l’un des méandres de la Seine, entre Rouen et Honfleur. Pour ce faire, élèves et enseignants disposent, sur le site WEB, d’outils visant à les aider dans cette tâche. Les questionnements mutuels des interlocuteurs, induits par le décalage spatio-temporel, permettent, dans la classe, des travaux mutli-disciplinaires qui motivent les enfants pour leurs apprentissages et permettent aux enseignants de traiter dans des situations finalisées les divers points prévus par les programmes officiels dans plusieurs champs (les sciences et les techniques, l’histoire, les mathématiques, l’environnement et le patrimoine, notamment).

bilan et perspectives : on peut faire le constat, après un peu plus d’une année scolaire de fonctionnement, que ce projet suscite un très grand intérêt chez les élèves et a comme conséquence bénéfique, chez beaucoup, une augmentation de la qualité et de la quantité de leurs productions. A plus long terme : l’association Apprendre sur le Net avec les Villages Interactifs Educatifs, à l’origine de ce projet, vise à faire d’ANVIE LA CORBELINE la tête de pont d’un vaste réseau de villages du même type répartis à travers tous les pays de la francophonie car , pour nous, la finalité ultime de cette entreprise encore quelque peu utopique est bien la pérennisation de notre langue et de notre culture sur le WEB, en particulier pédagogique.

Il s’agit d’une recherche clinique qui s’appuie sur l’analyse de matériau de trois origines :

• Les écrits génétiques des élèves : relevé, pour chaque élève de quatre classes (Cycle 3 ZEP ; Cycle 3 périurbain ; Cycle 3 secteur rural et Classe spécialisée) des écrits à chaque étape de la production d’écrits, avec à terme l’analyse lexicale, syntaxique et de la structure de l’écrit (temporalité ; introducteurs de complexité..).
• Observations instrumentées dans chacune des quatre classes des pratiques effectives avec Anvie la Corbeline : activités des élèves et de l’enseignant.
• Entretiens d’explicitation des enseignants et d’élèves de chaque classe.

La triangulation des données devrait permettre de saisir des effets difficiles à identifier et caractériser. Le recueil des matériaux se poursuit sur deux années scolaires jusqu’en décembre 2001.

Actuellement, deux résultats méritent d’être signalés :

• Une posture pédagogique de l’enseignant orientée vers le paradigme d’apprentissage est un facteur favorable à la pratique d’Anvie la Corbeline dans la classe, en tant qu’elle est un espace institutionnellement structuré et un espace de tensions cognitives, socialisatrices, affectives. C’est lorsque la pratique du multimédia est intégrée et non juxtaposée à la vie de la classe, c’est à dire partie prenante d’un projet où les élèves sont aussi des acteurs que la motivation est la plus forte et qu’elle dépasse " l’effet saltimbanque " pour se maintenir au long de l’année. Dans le cas contraire, le multimédia est phagocyté par une pratique de classe qui reste essentiellement ordonnée au format scolaire traditionnel, sans apport spécifique. Mais on remarque que les enseignants concernés n’ont pas été transformés par le multimédia, mais plutôt qu’il se sont emparés de cet outil parce qu'il leur paraissait porteur d’une activité effective et signifiante des élèves, ce que traduit un discours d’engagement pédagogique  qui affirme l’importance d’une attitude de l’enseignant de médiateur/facilitateur plus que de transmetteur (ce que les québécois nomment " enseigner par dessus l’épaule ").
• Le second résultat provisoire est la caractérisation d’une variable contextuelle : le dispositif physique de l’outil multimédia a un effet sur la pratique scolaire des élèves : Le fait de disposer d’une salle dédiée, équipée de douze postes informatiques reliés en réseau et avec une connexion internet (éventuellement gérée et animée par un aide – éducateur) où la classe se rend une fois par semaine en demi-groupe représente une situation figée et peu réactive : c’est sur un créneau horaire fixe, dans des contraintes de temps importantes que les élèves s’approprient le multimédia. Par contre, une classe qui dispose en son sein de deux postes connectés à internet constitue un dispositif pédagogique réactif, notamment avec un contrat collectif d’accès aux ordinateurs : les élèves ont une pratique effective beaucoup plus souple et, par exemple ont la possibilité de naviguer de manière plus ouverte sur le site, de faire connaissance avec l’environnement et les personnages de manière plus ouverte et individualisée.

Cette recherche est en cours et les résultats sont provisoires : ils nous montrent que le multimédia selon la manière dont il est associé au projet d’apprendre de la classe, à des dispositifs pédagogiques conçus et pilotés par l’enseignant, peut avoir des effets très différents : il se limite, le cas échéant à n’être qu’un outil neutre ou supplémentaire dans l’instrumentation pédagogique de la classe, mais peut être un vecteur de motivation et d’individualisation pédagogique qui aide les élèves à construire de sens de l’apprendre. Il apporte dans ce cas un " autrement " et ouvre une piste pour prendre en compte la réalité de la diversité des élèves dans les classes. Ce qui n’est pas rien.

INRP - 31/01/2001