PERSPECTIVES D'INTÉGRATION DES TIC A L'ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE :

FACTEURS FAVORABLES ET OBSTACLES

Michelle Harrari

INRP - TECNE


  
Préalable

Cette intervention est en grande partie issue d'une thèse, dirigée par G.L. Baron, soutenue en juin dernier, intitulée " Informatique et enseignement élémentaire 1975-1996 - contributions à l'étude des enjeux et des acteurs ", thèse elle-même issue de travaux menés à l'INRP et qui sont focalisés depuis plusieurs années sur les usages des NTIC dans l'enseignement élémentaire .

  
Présentation de la problématique

L'étude de l'introduction de technologies en milieu scolaire est un objet à l'intersection de divers champs de recherche. Cette mise en relation d'un système technique, je dirais plutôt socio-technique, et du système éducatif, comme le définissait le rapport Carraz (1983, p. 159), peut être envisagée sous de multiples angles selon les aspects de l'un et de l'autre système privilégiés par le chercheur et les cadres de références adoptés.

Ma formation première la sociologie, mon travail focalisé sur les usages de différents dispositifs m'ont conduit à poser le problème en termes d'enjeux sociaux et, plus précisément, à m'interroger, à partir du cas particulier de l'informatique, sur les causes et les modalités de la prise en compte par l'institution scolaire d'une innovation émergeant puis se propageant dans la société.

Pour être parfaitement clair, il ne s'agissait pas d'examiner, si ce n'est de manière incidente, en quoi et de quelle façon les instruments et outils informatiques peuvent améliorer les apprentissages, mais de chercher à mieux comprendre comment et avec quels résultats l'école, partie singulière mais intégrante de la société, a été, ces vingt dernières années, partie prenante du processus générale d'informatisation de celle-ci.

Pour justifier, s'il en est besoin, ce point de vue, je laisserais la parole à M. Mauss, qui, en 1901, évoquait comme transformation sociale pouvant être considérée comme n'importe quelle autre, la croyance en un grand Ordonnateur :

" Les opinions, les sentiments de la collectivité ne changent que si les états sociaux dont ils dépendent ont également changé. Ainsi ce n'est pas expliquer une transformation sociale quelconque, par exemple le passage du polythéisme au monothéisme, que de faire voir qu'elle constitue un progrès, qu'elle est plus vraie ou plus morale, car la question est précisément de savoir ce qui a déterminé la religion à devenir ainsi plus vraie ou plus morale, c'est-à-dire en réalité à devenir ce qu'elle est devenue. " (M. MAUSS, 1901, essais de sociologie éd. 1968, p. 29).

Tenter de savoir ce qui a déterminé les usages pédagogiques de l'informatique à l'école à devenir ce qu'ils sont devenus c'est devoir prendre en compte des facteurs nombreux, pour ne pas dire innombrables, d'ordre divers, mais souvent intriqués. Facteurs liés aux spécificités de l'informatique, à sa diffusion sociale, à l'état de la société, à son système scolaire, à ce sous-système qu'est l'enseignement élémentaire, ses acteurs, etc.

J'ai choisi (il fallait bien choisir) de consacrer une partie de cette thèse à la succession des mesures officielles relatives à l'introduction de l'informatique dans l'enseignement élémentaire depuis le début des années 1980, en tentant à chaque fois de les situer dans le contexte technique, politique, éducatif de l'époque correspondante. Une partie suivante, envisage, à partir de résultats d'enquêtes ou de compte-rendu d'expérience, les attitudes des acteurs du terrain au cours de la période considérée ainsi que les facteurs apparaissant de nature à favoriser ou au contraire décourager les initiatives dans ce domaine.

Ce sont les principaux résultats de cette deuxième partie que je présenterai ici, en me focalisant sur les enseignants, ultimes maillons d'une longue chaîne de prescriptions et d'influence, mais maillons décisifs puisque sans leur concours actif aucun nouvel outil ne peut être intégré dans l'enseignement, même si des usages peuvent être introduits à l'école (sous la direction d'animateurs spécialisés, voire ces dernières années " d'emplois jeune ").

Cette distinction entre introduction et intégration est importante. En effet, on peut considérer que l'informatique a été introduite à l'école, au milieu des années 1980 (cf. plan informatique pour tous et insertion dans les programmes de ce degré d'enseignement en 1985). Mais, on sait bien qu'actuellement encore les outils informatiques sont loin d'être devenus d'usage courant et régulier dans toutes les écoles (une enquête de 1998, indiquait qu'un quart des écoles ne disposait pas du tout de matériel informatique et l'on ne dispose pas de données à large échelle sur les usages effectifs dans les écoles équipées).

Les mesures de 1985 ont officialisé le démarrage d'un processus d'innovation. L'annonce, fin 2000, d'un brevet informatique et internet, ayant pour objet, en ce qui concerne son premier niveau, " de vérifier l'acquisition des compétences (en matière de technologie de l'information et de la communication) que les élèves peuvent maîtriser à l'issue de l'école primaire ", marque sans doute une nouvelle étape dans ce processus, qui est encore loin d'être arrivé à son terme. Dans quelques années, avec un peu de recul, on considérera sans doute l'ensemble de cette première phase comme celle des pionniers.

  
Facteurs favorables et obstacles

Se focaliser sur les enseignants n'implique pas d'évacuer tous les facteurs auxquels j'ai fait allusion et qui ont été l'objet de mon travail, c'est se mettre du côté de l'enseignant, présenter les facteurs de son point de vue. J'ai donc distingué, pour cet exposé, parmi les éléments susceptibles de favoriser ou au contraire d'entraver la mise en place d'activités scolaires impliquant l'usage d'outils informatiques :

Ce classement est assez grossier dans la mesure où, comme cela a déjà été dit, les différents facteurs s'enchevêtrent, réagissent les uns sur les autres, on est dans la complexité, mais il permet d'aborder un nombre important d'aspects (la discussion qui suivra permettra peut-être de nuancer…).

a) Les facteurs tenant à la société globale

Ce sont ici tous les aspects liés à l'informatisation de la société qu'il faudrait envisager, ainsi que ceux relatifs à la prise en compte par l'Ecole des innovations caractérisant la société à un moment donné.

La progression des techniques, l'avancée de leur diffusion sociale, les politiques internationales, nationales, locales les concernant (politiques industrielles, commerciales, culturelles, scientifiques, éducatives), les demandes sociales (dont celle des parents) pèsent sur l'enseignant en tant que citoyen (comme sur tous), et de façon spécifique en tant que professionnel de l'éducation.

b) Les facteurs tenant à l'institution et aux acteurs locaux

Les politiques spécifiques du ministère de l'Education nationale en matière de nouvelles technologies sont évidemment fondamentales : prescriptions et recommandations d'usages, offre de formation initiale et continue, soutiens prévus au plan tant pédagogique que matériel.

Des prescriptions d'usage existent depuis 1985 mais l'étude dans le temps de celles-ci montre qu'elles n'ont pas toujours été suffisamment précises et stables pour guider les enseignants hésitants et, semble-t-il, leurs formateurs.

L'organisation de l'enseignement et de l'école, les contraintes et les difficultés qu'impliquent cette organisation pour faire utiliser des outils permettant de traiter et de produire de façon individuelle des informations sont, on le sait, importantes. Si les textes officiels ont prévu parfois quelques aménagements, ils sont loin de résoudre tous les problèmes. Les enseignants peuvent malgré tout intervenir ici, non seulement parce qu'ils sont maîtres de leur pédagogie, mais parce que dans le premier degré, ils ont une certaine latitude en matière de gestion de leur classe (un seul maître par classe, organisant la journée de travail et le découpage des différentes disciplines, pas de butoirs tels orientation et examens, apprentissage de base relativement généraux, …).

Un autre aspect est la formation. Quels qu'aient été les efforts consentis, celle-ci a toujours été insuffisante par rapport aux besoins (dans la période considérée une très forte majorité des enseignants n'avaient pas eu de formation initiale en la matière). De plus, les recommandations nationales ont varié selon les époques et leur traduction locale a été très inégale. Il fallait donc dans certains cas que les enseignants en poste soient particulièrement actifs pour en bénéficier. De façon générale, il est notable que les enseignants compétents en informatique (c'est-à-dire capable d'utiliser et de faire utiliser des outils) doivent largement cette compétence à un travail personnel d'auto-formation.

De façon plus générale, les prescripteurs intermédiaires que sont les inspecteurs de l'Education nationale (supérieurs hiérarchiques directs des enseignants du premier degré et relais importants en matière d'innovation) peuvent être plus ou moins actifs en ce qui concerne les NTIC. Si certains, pendant la période considérée, ont encouragé et soutenu fortement les enseignants de leur circonscription (éventuellement, par l'intermédiaire de leurs conseillers pédagogiques), d'autres se sont désintéressés plus ou moins de la question. La mise en place récente " d'IEN TICE " dans les Académies est d'ailleurs l'une des composantes de la relance institutionnelle en matière d'usages des TIC à l'école.

D'autres personnes peuvent avoir une grande importance localement. En particulier, les IAI (" instituteurs animateurs informatique " ou " itinérants "), maîtres reconnus comme compétents en informatique ayant reçu des heures de décharge pour aider leurs collègues du département. Ces experts, qui assurent des formations, l'aide aux projets, des dépannages tant matériels que pédagogiques jouent un rôle considérable dans les écoles. Cependant, ils sont plus ou moins nombreux selon les départements et le secteur dévolu à certains d'entre eux peut comporter dans les zones urbaines jusqu'à plus de cent écoles et dans les zones rurales des écoles géographiquement très dispersées. Beaucoup sont donc débordés, ce qui les contraint à ne répondre qu'à une partie des demandes et à ignorer les écoles qui ne se manifestent pas.

Un autre élément important est l'équipe pédagogique de l'école. Deux niveaux sont à considérer, l'un concerne le fonctionnement en général de l'équipe (habitude du travail en commun, soutien mutuel, investissement collectif dans le projet d'école, …), l'autre concerne plus précisément l'informatique (y'a-t-il une ou plusieurs personnes compétentes et motivées dans le domaine, quelle est l'attitude du directeur,…, ?). Ces deux niveaux sont d'ailleurs à prendre en compte simultanément : un maître très motivé pourra entraîner ses collègues si l'équipe est soudée, mais se heurtera à de nombreuses difficultés dans le cas inverse, il devra même parfois renoncer à être le seul actif si, par exemple, le directeur n'est pas suffisamment coopératif.

Ce dernier joue en effet un rôle important. Parmi ses prérogatives, relevons la présentation et l'argumentation des demandes de matériels pour l'école auprès de la municipalité, instance chargée depuis la fin du plan IPT de l'équipement des écoles en matériel informatique (la disposition de matériels est une condition certes non suffisante mais, sauf cas particulier, sine qua non). Si certaines mairies ont une politique tranchée en la matière : équipement systématique d'une ou plusieurs écoles ou refus (le plus souvent pour des raisons financières), beaucoup ne font qu'accéder, plus ou moins facilement, aux demandes argumentées qui leur sont faites.

Au sujet du matériel, il faut rappeler que certains maîtres particulièrement motivés ont été parfois contraints d'apporter leur propre matériel à l'école ou de se lancer dans des opérations de récupération (parfois avec l'aide de parents), et que certaines écoles consacrent à l'achat d'équipements une grande partie des fonds de leur coopérative.

c) les facteurs personnels

La considération des maîtres actifs dans le domaine conduit à suggérer que la combinaison de trois ordres de facteurs est prédominante :

De façon générale, il apparaît qu'il existe un seuil, pour chacun de ces trois aspects (ouverture aux méthodes actives / intérêt pour l'informatique / disponibilité), en deçà duquel toute pratique régulière devient improbable. Il ne nous a pas été possible de déterminer précisément ces seuils, ni de répondre à l'interrogation corollaire concernant les éventuelles compensations mutuelles. Ainsi, par exemple, un intérêt personnel un peu moindre pour l'informatique est-il compensé - et dans quelle mesure - par l'importance octroyée à la recherche de moyens au service de l'individualisation de l'apprentissage ? Ou bien encore, la conviction de l'utilité pédagogique de ces outils (issue d'une connaissance de ceux-ci et d'options pédagogiques) peut-il conduire à s'investir de façon supplémentaire dans les travaux professionnels ?

Nous en dirons cependant quelques mots supplémentaires en considérant de façon séparée chacun des trois aspects, bien que, répétons le, c'est leur combinaison qui est déterminante.

Pour ce qui concerne les méthodes actives, l'on sait que, recommandées par des textes officiels en particulier depuis les années 1970, elles sont assez largement répandues dans l'enseignement élémentaire. Cependant, elles ne sont pas mises uniformément en œuvre dans les différentes classes. De la minorité de militants des pédagogies dites nouvelles, pour qui elles correspondent à une conception globale de l'enseignement (et de l'enfant apprenant), aux rares tenants d'une école traditionnelle qui n'utilisent qu'exceptionnellement d'autres méthodes que " l'exposition verbale, l'apprentissage et l'exploitation par exercices appliqués " (Legrand, 1971, p. 43), la palette est étendue sur laquelle se distribuent la grande majorité des maîtres.

On peut supposer cependant que cet aspect, pour ce qui concerne ce niveau d'enseignement particulier, pourrait ne pas constituer un obstacle majeur pour une grande partie des enseignants, du moins si d'autres conditions sont réunies.

Pour ce qui est de l'intérêt pour l'informatique, les enquêtes montrent à la fois un agrément d'une très large majorité des maîtres et les réticences de certains lorsqu'il s'agit de passer à la pratique :craintes devant l'usage d'outils techniques en général ou plus spécialement devant l'informatique, appréhendée comme un univers encore étranger qu'il est préférable de laisser aux " spécialistes ", animateurs ou collègues actifs dans le domaine.

Ces derniers n'apparaissent pas forcément tous comme des " passionnés " d'informatique : un enseignant qui consacre une partie de son temps de loisir à s'approprier des outils peut être motivé également par la conviction de l'adéquation de tel ou tel d'entre eux à son projet pédagogique antérieur et à ses pratiques. Cet investissement peut encore, être dû à l'existence d'une situation problématique (nombreux élèves en difficulté, classe à plusieurs niveaux), que l'usage de ces outils paraît susceptible d'améliorer. Il faut peut-être ici définir le seuil minimal (pour s'investir) de façon négative : les réticences quant à la manipulation concrète de ces outils ne doivent pas être trop grandes pour empêcher une appropriation personnelle de ceux-ci.

La diffusion sociale des dispositifs informatiques implique pour tous une disponibilité croissante des équipements et pour les plus jeunes également une familiarisation avec les outils (et sans doute à l'avenir de plus en plus avec leurs usages pédagogiques) dans le cadre de leur formation initiale. Elle devrait largement contribuer à amenuiser un problème important durant la période que nous avons considérée.

Mais le travail supplémentaire exigé des maîtres pour mettre en œuvre les nouveaux dispositifs en classe est loin de se réduire à la formation et l'auto-formation à leur usage. Les enseignants très actifs dans le domaine se caractérisent par un très important investissement, car ils doivent faire face aux obstacles de tous ordres s'opposant à leur volonté. Si des maîtres moins déterminés, moins convaincus, moins disponibles peuvent néanmoins utiliser régulièrement des ordinateurs à l'école, c'est, le plus souvent grâce au travail accompli par leurs collègues actifs et/ou par d'autres acteurs présents dans l'environnement proche, qui ont contribué à aplanir les difficultés, à créer des conditions locales favorables.

Cependant, même dans une situation propice, un investissement supplémentaire apparaît de toute façon nécessaire.

  
Et maintenant ?

A partir de 1997, la situation qui stagnait depuis quelques années connaît une importante évolution tant en raison de la diffusion des NTIC (accroissement de l'équipement des ménages en matériels multimédias, Internet), que des nouvelles mesures politiques relatives à la société de l'information. L'objectif de relier toutes les écoles à Internet d'ici 2002, le " Brevet informatique et internet ", la nomination au niveau académique de responsables des technologies (IEN TICE), la relance des formations tant initiales que continues sont quelques-unes des mesures concernant l'enseignement primaire. Les nouveaux programmes, qui doivent paraître prochainement, devraient redonner des éléments aux enseignants pour mettre en œuvre les outils dans leur classe. L'arrivée attendue de jeunes enseignants familiarisés non seulement avec les outils informatiques mais aussi avec leurs usages pédagogiques, la socialisation des usages des technologies en général et d'Internet en particulier devraient également renforcer le nouvel élan donné au processus initié voilà près de vingt ans.

Un certain nombre de freins sont donc en train de se desserrer. Néanmoins d'importantes questions restent posées concernant le mode et le type d'intégration des technologies dans le système scolaire : des questions concernant leur participation à un projet éducatif global, à celles relatives à leur insertion dans les projets des classes, en passant (notamment) par celles liées aux formations nécessaires aux maîtres, .... De plus, certains aspects apparaissent, ou prennent un nouveau relief, en raison des évolutions en cours, et en particulier tout ce qui concerne l'offre des documents et produits multimédias (insuffisance de l'offre proprement éducative, diffusion de produits ludo-éducatifs par le secteur privé, à un autre niveau, besoin de plus en plus pressant de former les jeunes à " un bon usage " de l'information, …).

Les premiers expérimentateurs de LOGO avaient-ils pleinement conscience que le champ de pratiques et de recherches qu'ils ouvraient dans les années 1970 serait à ce point évolutif et que, une génération plus tard, les questions seraient encore beaucoup plus nombreuses que les réponses ? Peut-être. Quoi qu'il en soit enseignants et chercheurs ne sont pas près de manquer d'ouvrage…